Cette Peste qui nous parle tant

Cette Peste qui nous parle tant

« Malgré ces spectacles inaccoutumés, nos concitoyens avaient apparemment du mal à comprendre ce qui leur arrivait. Il y avait les sentiments communs comme la séparation ou la peur, mais on continuait aussi de mettre au premier plan les préoccupations personnelles. Personne n’avait encore accepté réellement la maladie. La plupart étaient surtout sensibles à ce qui dérangeait leurs habitudes ou atteignait leurs intérêts. Ils en étaient agacés ou irrités et ce ne sont pas là des sentiments qu’on puisse opposer à la peste. Leur première réaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration. »

Albert Camus, La Peste.

Encore aujourd’hui, nous avons du mal à réaliser. Une pandémie. Une épidémie planétaire.

Mais nous nous obstinons à continuer, à télétravailler, à faire nos courses. À assurer des calls quotidiens avec les membres de nos équipes.

Ne rien lâcher. Les chiffres, oui, vont baisser, mais nous allons trouver un moyen de les récupérer autrement.

Nous tenons à ce que nos enfants ne ratent aucune des leçons données à distance par leurs enseignants, eux-mêmes dépassés par tous ces outils mis à leur disposition. Même les activités extrascolaires sont maintenues.

Tout en restant en conformité avec les directives des pouvoirs publics, nous trouvons le moyen de répondre à tous nos besoins. Pas question d’y déroger. Nous sommes à la maison et devons en profiter !

« Ce n’est qu’à la longue, en constatant l’augmentation des décès, que l’opinion prit conscience de la vérité. La cinquième semaine donna en effet trois-cent-vingt-et-un morts et la sixième, trois-cent-quarante-cinq. Les augmentations, du moins, étaient éloquentes. Mais elles n’étaient pas assez fortes pour que nos concitoyens ne gardassent, au milieu de leur inquiétude, l’impression qu’il s’agissait d’un accident sans doute fâcheux, mais après tout temporaire. »

Les chiffres sont considérables. On nous parle d’un pic, d’une courbe à lisser. On nous parle d’un deuxième pic. Nous n’arrivons plus à suivre statistiques. Des cas confirmés ? Des décès ? Des guérisons ?

On se prépare déjà au « déconfinement ». On reporte nos vacances, mais nous les maintenons pour cet été. Car oui, les enfants auront besoin de se baigner, de se changer les idées après toutes ces semaines de confinement…

« Vers la fin du mois cependant, et à peu près vers la semaine des prières dont il sera question plus loin, des transformations plus graves modifièrent l’aspect de notre ville. Tout d’abord, le préfet prit des mesures concernant la circulation des véhicules et le ravitaillement. Le ravitaillement fut limité et l’essence rationnée. »

Ravitaillement. Rationnement. Eh oui, car notre instinct animal, dès les premiers jours de confinement, nous a poussés à nous ravitailler. Nous avons fait des réserves. Nous devons ne manquer de rien.

Ah zut, nous allons prendre du poids ! Ouf, des séances de sport sont programmées à distance par les clubs de gym.

« Mais tous ces changements, dans un sens, étaient si extraordinaires et s’étaient accomplis si rapidement qu’il n’était pas facile de les considérer comme normaux et durables. Le résultat est que nous continuions à mettre au premier plan nos sentiments personnels. »

Nos sentiments personnels… au premier plan. 

Sans penser au secteur de la santé qui trime, qui bataille jour et nuit.

Sans penser à toutes les personnes qui ne peuvent pas se permettre de télétravailler et qui n’ont pas le choix : elles doivent absolument sortir pour se nourrir, nourrir leurs familles. Et encourent les risques de contamination.

Sans penser aux éboueurs, caissiers et caissières, livreurs… et j’en passe.

Nous nous devons, nous les confinés, nous rendre compte de la « chance » que nous avons.

En revanche, nous nous devons d’écouter nos émotions.

Nous passons tous par une période d’intenses émotions. La peur. L’angoisse. L’incertitude. Que nous réservent les semaines, les mois à venir ?

Nous devons accepter que rien ne soit comme avant. Nous ne pouvons pas continuer à « vivre » comme si de rien n’était. Nous devons écouter nos émotions, les sensations de notre corps, nos comportements.

Un arrêt.

Oui, pour continuer notre activité professionnelle ; oui pour maintenir nos rituels. Mais n’en faisons pas trop. Ce que nous vivons n’est pas anodin.